Voici une petite série d’articles consacrés aux « outils d’analyse » utiles à ma thèse. Chaque article vous permet de comprendre mes méthodes pour constituer la plus grosse base de données sur les musiques du jeu.

Outil d’analyse : Le « Scénario Musical »

Outil d’analyse : Allen Forte et le « Pitch Class »

Outil d’analyse : Le monomythe de Joseph Campbell (à venir)

L’idée d’un concept d’analyse :

Il existe plusieurs méthodes pour analyser la musique.

Il est possible d’analyser le caractère de chaque instrument, faire une analyse théorique de la musique en comparant les différents degrés employés, les modulations. Il est aussi possible d’en faire une analyse «imagée», c’est à dire en décrivant les mouvements des mélodies, l’intérêt et la place des accompagnements, et d’en tirer des conclusions. Par exemple, une canonisation pourrait être symbolisée par des accords majeurs, harmonieux, ascendant et s’élevant dans les aigus, comme un Saint s’élèverait dans les cieux. La descente aux enfers serait, d’une même manière, symbolisée par une descente de gamme, voire chromatique, dans les graves, etc… Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise technique à employer, cela dépend du matériaux sur lequel on travail, et de l’angle d’analyse souhaité. Pour ma part, j’ai mis de côté (pour le moment, à priori) l’analyse musicologique pure (degrés, tons, modulations) pour me tourner vers une analyse imagée et instrumentale. C’est le propre même de la métaphore musicale très employée chez les romantiques (Erlkönig, Franz Schubert, 1815). En me plongeant dans le concept, j’en suis arrivé à étudier le concept de leitmotiv initié par Richard Wagner et surexploité dans sa Tétralogie Der Ring Des Nibelungen (1849-1876).

Pour faire court, car ce n’est pas le but ici, un leitmotiv (thème/motif conducteur) est un thème musical qui accompagne le personnage, l’objet ou l’idée auquel il est rattaché. Cette idée a été employée dans des films comme Star Wars, la saga Harry Potter ou encore dans le Seigneur des Anneaux.

De tels motifs existent-t-ils dans la franchise Final Fantasy ? De ce qui a été déterré dans mes mémoires, oui. Mais pour analyser les thèmes de dix jeux, une approche conventionnelle n’est pas forcément ce qu’il y a de plus simple, et donc rentable en terme de temps.

J’avais donc tenté de développer moi-même mon propre outil d’analyse. Pour ce faire, il me fallait un outil qui discriminait de façon stricte les notes. C’est à dire ne prenant pas en compte les notes que j’analyse dans différentes tonalités. Ce qu’il m’a semblé le plus judicieux était alors de faire un relevé d’intervalle. Pour la mélodie «Do Ré Mi Fa Sol La», j’aurais ainsi «2nd Maj, 2nd Maj, 2nd min, 2nd Maj, 2nd Maj» ou, selon ma notation «222¯22». Autre exemple, pour «Do Ré Mi Si La» j’aurais alors «2252». Un intervalle juste (ou majeur) est noté par sa valeur en chiffre, et un intervalle diminué (ou mineur) par sa valeur en chiffre à laquelle je rajoute en exposant un signe signifiant la diminution, le «-». Idem pour les intervalles augmentés avec le «+».

Le système théorique est alors posé, mais reste à régler un problème qui peut avoir son importance, celle du sens. Dans ma notation, le sens des intervalles, ascendant ou descendant, n’est pas précisé.

Peu importe, je me lance alors dans la conception d’une méthode pour comparer deux séries de chiffres, et ainsi voir si elles sont équivalentes, simplement en rentrant les notes dans un logiciel.

Plus dur à dire qu’à ne faire, je rencontre, la aussi, des problèmes dans mes calculs (notamment dans les permutations de série). Face à de telles difficultés, je me suis rapproché d’un professeur à l’Université, spécialisé dans la musique informatique, et codeur à ses heures perdues. Et là, tout a basculé.

En lui exposant mon concept d’analyse, il me précise que l’idée a déjà été prise, et que le concept était pleinement développé et fonctionnait. Il me conseille alors de lire Allen Forte et son livre sur le sujet, The Structure Of Atonal Music, écrit pour l’université de Yale en 1973.

Le modèle de Forte :

Forte propose un modèle comme suit. De façon arbitraire, il va donner une valeur à chaque note du système chromatique occidental :

Exemple 1

Ainsi, chaque note peut, de façon complètement détachée du contexte, de la tonalité (puisque son ouvrage se base sur la musique atonale) être comparée à d’autres et manipulée dans un logiciel via un algorithme. De plus, ce système met de côté les éventuellement enharmonies (Si# = Do, Mibb = Ré etc) puisque, quel que soit le morceaux de musique étudié ou sa tonalité, ce qui importe est la fréquence des notes entendues (et notées). Ainsi, l’exemple suivant est équivalent au premier :

Exemple 2

De même, le système de notation met de côté les octaves. Tous les Do seront notés 0, tous les Ré 2, peut importe leur place dans le spectre. Pour cela, il introduira la notion de modulo qui indique que tout note supérieure à 12, sera rabattue sur sa vraie valeur. On applique alors un modulo 12. Par exemple, si l’on avait continué la montée chromatique sur le premier exemple, on aurait très bien pu noter le second Do «12» et le second Do# «13». Mais cela n’est en aucun point pratique à manipuler. On gardera ainsi la notation Do «0» et Do# «1».

Que faire à partir de ça ? Forte propose de noter les ensembles de notes (ou la mélodie) dans un ensemble qu’il appelle le Pitch Class Set ou pc set par la suite pour plus de confort (que l’on pourrait traduire par ensemble classé de notes)

Ainsi, le thème de Cloud se note de la façon suivante (exemple tiré de la première apparition du thème dans le Main Theme – Final Fantasy VII) :

Cloud Allen Forte

Comme les pc set se nomment entre crochets (notation d’Allen Forte), on a alors [4, 6, 8, 3, 1, 11, 9].Précisons qu’il est inutile de noter les répétitions de notes indiquées ici entre parenthèses.

De façon ordonnée, cela donne [3, 4, 6, 8, 9, 11, 1]. Mais on observe que le thème est séparée en deux sous parties, la séparation étant indiquée par le soupir de la 3e mesure. Pour la démonstration, on retiendra alors [4, 6, 8, 3, 1] ou, de façon ordonnée [1, 3, 4, 6, 8].

Qu’est-ce que la notation ordonnée ? Forte y introduit ici une notion particulière de son système. Les notes entrées dans les pc set doivent être dans l’ordre numérique de façon à ce que la première et la dernière note aient l’intervalle le plus petit possible et que les deux première notes du set aient aussi la plus petit différence d’intervalle. Ici, on rentre dans le dur du sujet.

Pour cela, il introduit le système de permutations. On notera pour la démonstration le pc set entre [crochets], la différence entre la première et la deuxième note par la suite, et la différence entre la première et la dernière note entre (parenthèses). Le set vu précédemment auquel on applique cette notation donne: [1, 3, 4, 6, 8] 2 (7). Il y a 2 entre 1 et 3, et 7 entre 1 et 8.

Voici les différentes permutations de ce set :

P0 : [1, 3, 4, 6, 8] 2 (7) mod12.

P1 : [3, 4, 6, 8, 13] 1 (10) mod12.

P2 : [4, 6, 8, 13, 15] 2 (13) mod12.

P3 : [6, 8, 13, 15, 16] 2 (10) mod 12.

P4 : [8, 13, 15, 16, 18] 5 (10) mod 12.

P5 : [13, 15, 16, 18, 20] 2 (7) mod 12.

On observe que P1 = P5 en vertu du modulo 12. La « meilleure » notation est celle où la différence entre première et seconde note et la différence entre première et dernière note sont toutes les deux les plus basses. Ici, la meilleure différence entre première et deuxième note est 2, et la meilleure différence entre première et dernière note est 7. Ainsi, la meilleure notation possible de ce set est bien P0 soit [1, 3, 4, 6, 8].

Comparer les thèmes avec cette méthode :

Maintenant que le système de notation est mis en place, il faut comparer les mélodies. On a vu que dans Main Theme – Final Fantasy VII, le premier morceau du thème de Cloud se note [1, 3, 4, 6, 8]. Donnons lui un nom pour plus de confort, appelons le C1 (pour Cloud 1). Donc, C1 = [1, 3, 4, 6, 8].

Voici une autre occurrence du thème de Cloud, C2, cette fois-ci dans Who Am I ? :

Whoami

C2 = [0, 2, 4, 11, 9], ou, une fois remis dans le meilleure ordre avec le système de permutations : [9, 11, 0, 2, 4]. Les deux pc set sont-ils égaux ? [1, 3, 4, 6, 8] est-il égal à [9, 11, 0, 2, 4] ? Il explique que, pour comparer deux set, on doit trouver un facteur de transposition t tel que C1 + t = C2 . Pour cela, le modulo 12 sera un allié très utile, puisqu’on observe que C1 + 8 = C2, soit :

C1       [1, 3, 4, 6, 8]          mod 12.

+8       [9, 11, 12, 14, 16] mod 12.

soit     [9, 11, 0, 2, 4]       mod 12.

Mais la technique est un peu barbare et peut s’avérer peu facile à manipuler. Pour répondre à cela, Forte introduit la notion de prime form (forme primordiale). La prime form est une forme de pc set dans laquelle la première note est toujours Do, donc 0. Il utilise, pour mettre un pc set en prime form, la notion de transposition. Ainsi, la prime forme de C1 est définie telle que : C1 + 11 = pfC1. Soit, [12, 14, 15, 17, 19] mod 12, donc [0, 2, 3, 5, 7]. Cette technique de calcul est beaucoup plus légère à programmer que la précédente, et on a, de fait, C2 + 3 = pfC2, soit, [12, 14, 15, 17, 19] et donc [0, 2, 3, 5, 7]. Une fois encore, les deux set sont équivalents. Les deux mélodies appartiennent alors au même thème.

Il existe d’autres subtilités dans la méthode de Forte, comme la notion de vector (vecteur) et d’autres manipulations pour obtenir des prime form, mais ce n’est pas le sujet ici. Cette méthode suffit amplement à comparer les thèmes.

Problème et limite de cette méthode :

Le système de Forte est utilisé dans une musique atonale, beaucoup plus libre que le système tonal ou modal. Dans un système tonal, nous n’auront maximum que 7 notes différentes (les 7 notes d’une gamme), si l’on met de côté modulations et emprunts, et il est alors très facile d’obtenir des prime form similaires, bien que les thèmes n’aient rien à voir entre eux. Pour montrer cela, il suffit de mélanger l’ordre des notes dans C2 de cette façon :

Whoami-destructuré

Les notes utilisées sont les mêmes, nous auront donc le même pc set et la même prime form. Or, le thème C2 est ici déstructuré et bien différent de C1. Pour pallier à ce problème, il faut coupler le système de Forte avec un autre système de notation, celui des neumes. La notion de neume est ici à différencier des neumes grégoriens, utilisés dans la musique pré-Baroque. Nous garderons l’idée générale de «mouvement» que nous utiliserons librement. Pour plus de renseignements sur les neumes, voir ici. Le neume, comme nous l’utiliserons, est donc un indicateur général de mouvement. Il peut-être représenté par une courbe, ou une suite de lignes, qui donne un aspect général de la mélodie. A l’inverse de la notation de Forte, et c’est en cela qu’elle est complémentaire, la notation neumique fait abstraction de la hauteur des notes, mais donne une échelle assez fidèle aux intervalles. Elle donne, de surcroît, le «sens» des intervalles, c’est à dire ascendant ou descendant, là ou la notation de Forte ne le donne pas non plus. Elle lui est donc totalement complémentaire, et permet de régler le problème des prime form similaire dans une mélodie différente. Enfin, le neume utilisé pour une mélodie sera celui de son pc set et non de sa prime form. En effet, les neumes des prime form, si elles sont similaire, seront les mêmes et n’auront donc aucun intérêt.

Pour illustrer le tout, reprenons le Main Theme – Final Fantasy VII sous sa forme neumique :

Cloud Allen Forteneume

Et le thème dans Who Am I ? :

whoami2

On remarque avec cette méthode que le neume de la première partie du Main Theme et celui dans Who Am I ? sont les mêmes. Les prime form de ces thèmes peuvent donc être comparés. Cet outil paraît ici anodin, puisque la ressemblance est frappante avec les exemples présentés. Mais cette technique complémentaire permet d’éviter les déboires, pour des thèmes plus compliqués.

Grâce à ces deux techniques, il est possible de faire un premier tableau des prime form d’Allen Forte, aidé d’un second avec les neumes de chaque thèmes, pour obtenir une comparaison à la fois plus poussée et plus pertinente.

Ce premier tableau existe (pour Final Fantasy VII, en tout cas) dont un extrait illustre la couverture des articles «Outil d’Analyse». Pour le moment, le concept d’Allen Forte porte ses fruits, et est un outil majeur dans mes recherches.

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