Introduction
La question de la signification musicale a des origines dès la construction même de la théorie musicale, c’est-à-dire dès l’antiquité. Tandis que Pythagore construit l’échelle musicale que nous connaissons actuellement en occident, à l’aide de formules mathématiques mettant en évidence la relation harmonique entre plusieurs notes, Aristote considère, lui, que la musique était un des paramètres de sa théorie cathartique.
Plusieurs musicologues (Nattiez, Meeùs, Grabócz…) se sont intéressés à la narratologie, la sémiotique ou la sémantique musicale, c’est-à-dire à rendre compte des phénomènes mis en place lorsque l’on souhaite raconter une histoire en utilisant la musique et sa syntaxe (je ne me risque pas ici à parler aussi rapidement de langage, bien que le terme syntaxe s’y porte), que ce soit au travers de la signification même de la musique, ou aux moyens de l’exprimer ; à l’écrit comme à l’oral. Par ailleurs, l’utilisation de termes comme « langage » ou « phrase », utilisés en musicologie pour décrire quelques aspects de la musique, interroge les linguistes et les musicologues.
Un langage étant « la capacité d’exprimer une pensée et de communiquer grâce à différents moyens comme des signes conventionnels, graphique ou vocaux, constituant une langue »[1], nous pouvons de fait penser que la musique est bel et bien un langage, puisqu’elle permet aux hommes et a d’autres espèces[2] de communiquer. Or :
Jamais une œuvre musicale ne nous dira quelque chose comme «Longtemps je me suis couché de bonne heure ». Sinon, il n’y aurait pas de différence entre la musique et le langage comme formes symboliques.
(Nattiez 2011:3)
Les moyens de communiquer en utilisant la musique semblent donc très limités. Pourtant, nous sommes en mesure de comprendre ou d’interpréter des évènements ou suite d’évènements musicaux :
La validité de l’applicabilité de la notion d’événements à la forme d’art ou à l’objet étudié est donc une condition nécessaire pour le développement de réagencements temporels dans la représentation narrative, mais ce n’est pas une condition suffisante.[…] Or, il arrive à de nombreux auditeurs et interprètes de se référer à un certain nombre de moments dans un morceau musical en affirmant qu’ils constituent des événements, c’est-à-dire des passages dans lesquels quelque chose de distinct arrive, c’est-à-dire quelque chose qui diffère nettement de la plupart des choses qui précèdent et qui suivent.
(Toolan 2011:1)
Toolan précise que la notion d’évènement est applicable, nécessaire, mais non suffisante pour se faire une représentation narrative de la musique. Pourtant, cette notion d’évènement implique que nous sommes capables d’établir une logique hiérarchique dans ce que l’on écoute et d’établir un « avant » et un « après » tel ou tel évènement. C’est suivant ces critères que l’on peut considérer qu’il existe une forme de narration dans la musique, quelle qu’elle soit : nous sommes en mesure d’imaginer une intrigue en interprétant la suite d’évènement et donc de construire une histoire. En revanche, le processus dont nous tentons de faire état possède déjà une faiblesse alors que nous n’avons pas encore essayé d’expliquer comment cela se manifeste : en invoquant l’imaginaire de l’auditeur, l’intrigue créée s’établit comme étant purement subjective et non-partagée. Ce qu’imagine un sujet sera différent d’un autre, et l’histoire résultante en sera donc différente :
Fludernik définit donc la narrativité comme une fonction des textes narratifs, centrée sur l’expériencialité […] de nature anthropomorphe.
(Marty 2011 :2)
Nous pensons que cette impasse trouve sa solution si nous considérons la musique comme partie d’un tout pluri-médiatique. Les auteurs cités plus hauts s’intéressent à la musique pure, la musique instrumentale, qui n’est rattachée à aucun texte permettant de mettre en place un récit. Mais si l’on prend en compte les musiques soutenues par un texte (le script, le montage pour le cinéma et le jeu vidéo, les paroles pour la chanson, les annexes d’œuvres de musique savante etc…), la question du récit musical semble plus claire :
Pensons à Berlioz qui demande expressément, en tête de la partition de la Symphonie fantastique, à distribuer son texte liminaire aux spectateurs, et à Dukas qui reproduit la ballade de Goethe en tête de L’apprenti sorcier, en souhaitant probablement qu’il soit publié dans le programme du concert. À n’en pas douter, dans les poèmes symphoniques, le titre et/ou le programme narratif font partie intégrante de l’œuvre. Privée du soutien linguistique, l’œuvre musicale n’est pas un récit, mais elle peut être un proto-récit.
(Nattiez 2011:3)
Il nous semble donc plus adapté de parler de récit musical pour les œuvres accompagnées d’un texte[3]. Toolan, lui, considère que la musique semble inadaptée à la réalisation d’une intrigue, donc à la mise en place d’un récit (Toolan 2011:8), mais nous considérons qu’elle y contribue fortement. Nattiez exprime bien cette dimensions de la musique à participer au récit par ses « répétitions, [ses] rappels, [ses] préparations, [ses] et attentes et résolutions » permettant de construire un « discours musical » (Nattiez 2011:3). D’elle-même, la musique ne peut donc pas ex nihilo construire un récit puisqu’aucune information sémantique n’est contenue en elle. En revanche, si on lui attache des indications, son potentiel narratif semble plus complet.
La mélodie du basson, dans le Pierre et le loup de Prokofiev, peut devenir le personnage du grand-père, mais seulement une fois éclairé par un texte verbal qui lui assigne un sens dénotatif.
(Nattiez 2011:4)
Cette pensée est rejointe par Royal S. Brown, qui dans l’article Music and/as Cine- Narrative or : Ceci n’est pas un leitmotif, paru dans le recueil d’articles A Companion to Narrative Theory, précise que la musique, étant un art utilisant le son, ne représente rien de tangible, mais que si la musique veut soutenir une narration, elle doit être associée à un programme, qui lui servira de soutient narratif (Brown 2005:453).
Grabócz considère de son côté que la signification musicale est la « restitution d’une compétence musicale perdue » et qu’elle « couvrirait les types expressifs au sein de chaque style musical » (Grabócz 2011:3). Elle fait référence ici aux notions de topique et d’intonation qu’elle présente juste après dans son texte, en précisant que ces données sont « caractérisé[e]s par les mêmes données techniques (à savoir : paramètres musicaux comme hauteur/mélodie ; rythme, timbre/orchestration, etc) » (Grabócz 2011:3). Pour Grabócz, la signification musicale est donc une expression musicale du contexte sociologique du compositeur. En d’autres termes, le sens de la musique est de nous informer sur le contexte de composition, très pratique lorsque l’on souhaite retracer l’histoire de l’œuvre et de resituer le compositeur dans le(s) genre(s) et style(s) au(x)quel(s) il appartient. Cela est convainquant et a permis, sans aucun doute, de rendre compte de similitudes et disparités inaccessibles sans ce type d’analyse paradigmatique.
L’analyse narrative en musique viserait le fonctionnement du discours musical du point de vu de la construction des unités expressives (construction dans l’enchaînement des topiques ou des intonations, etc.).
(Grabócz 2011:5)
Nous pouvons très vite voir la bifurcation entre ce que l’on nomme la narratologie musicale et ce que Grabócz appelle l’analyse narrative. Chez Grabócz il n’est pas question de rendre compte de l’établissement d’un récit au sein de l’œuvre, à moins de considérer le récit comme étant le schéma de construction de l’œuvre à travers l’établissement des topiques, notamment. Cette bifurcation de deux domaines musicologiques employant la même terminologie apparaît comme confuse, les domaines d’emprunt de cette musicologie étant divers :
Pour décrire de manière « scientifique » et non subjective le contenu expressif d’une œuvre perçu par les auditeurs et par les connaisseurs de genre musicaux de telle ou telle période historique, certains musicologues ont eu recours aux modèles offerts par l’évolution récente des sciences humaines, par exemple de la linguistique, de la sémiotique, de la sémantique structurale, de la narratologie et des sciences cognitives.
(Grabócz 2011:4)
Grabócz est consciente ici que le recours à d’autres domaines des sciences humaines est nécessaire pour rendre compte d’une narratologie musicale. Les recours aux domaines auxquelles elle fait référence nous semblent pertinents. En revanche, son approche expliquée ici ne nous parait pas emprunter aux domaines qu’elle évoque, puisque rien dans sa démarche ne rend état d’une approche linguistique ou sémantique de la musique.
Tarasti a une approche similaire à Grabócz dans ses travaux. Il fera appel notamment à Jung et à l’expression du moi et du soi dans l’œuvre d’un compositeur pour expliquer certains aspects de sa musique (Tarasti 2012:17). La démarche ici est encore historique et esthétique, puisqu’elle permet de nouveau de rendre compte du contexte de composition et de l’influence de celui-ci dans la restitution de l’œuvre. Tarasti évalue la façon dont les compositeurs nous renvoient, à travers leur œuvre, consciemment ou non ; l’image du contexte de leur composition. Mais elle n’établit aucun récit au sens narratologique.
Problème sémiotique de la musique :
La musique ne permet pas, à priori ou en l’état, de véhiculer au travers de ses signes un sens narratologique qui soit universellement reconnu. Pourtant, son langage et son écriture scripturale (la partition pour notre cas) sont reconnues de façon plus ou moins consensuelle par tous les musiciens[4]. C’est en cela que nous différencions le sens musical du sens narratologique, celui qui nous intéresse ici.
Ce point de vu est discuté par Monique Philonenko dans Musique et Langage[5]. Elle discute un point de vu très intéressant mais néanmoins pas exempt de contre-exemple dans le domaine de la ludomusicologie. Elle n’oublie pas de préciser en début d’article que :
[Le langage] Consiste à mettre en relation un signifiant et un signifié, de façon purement arbitraire […], ce que manifeste la diversité des langues, chacune constituant un système organisant ces relations suivant des règles précises, qui sont par exemple celles de la grammaire. […] Il n’y a de langage que par une parole intentionnelle, dirigée vers un auditeur, réel ou imaginaire comme dans le langage intérieur.
(Philonenko 2007:3)
C’est sur cette notion de « langage intérieur » que Philonenko va dérouler son argumentaire, puisqu’elle détermine que la musique ayant des difficultés à véhiculer du sens, elle n’en est pas moins démunie d’effets sur notre psyché. La musique, en l’état ne signifiant rien, elle ne nous permet pas de véhiculer ni de comprendre un sens, et ferme ainsi ce que nous appelons dialogue (dans le sens langagier classique du terme). Pourtant l’expérience montre qu’écouter de la musique est un dialogue, une communication ou une transmission entre le compositeur et l’auditeur, sans oublier bien entendu la part importante des interprètes qui, pour nous transmettre ce message, ont eux aussi leur rôle à jouer : comprendre la musique, l’intégrer et la transmettre dans son caractère. On pourrait donc penser que pour transmettre cette musique avec justesse selon les intentions du compositeur vers l’auditeur, les interprètes ont besoin de comprendre la musique. Or, nous constatons que l’écriture scripturale de la musique, ne comporte aucune indication de sens :
Or, dans la musique, cette structure fait absolument défaut : à proprement parler, la musique ne signifie rien. Une note n’est pas un signifiant, elle ne renvoie à rien d’autre qu’elle même; isolée, elle n’est qu’un son, lequel en lui-même n’est pas significatif : ce serait une absurdité complète que de tenter d’attribuer à chaque note un sens – le fa exprimerait la joie et le si la tristesse, par exemple.
(Philonenko 2007:6)
Pour parer à cette difficulté de justifier de l’existence -ou non- d’un sens en musique, Philonenko propose d’interpréter la musique comme un Métalangage (Philonenko 2007:7). Mais un Métalangage de quoi ? Comme beaucoup de musicologues ou linguistes qui rencontrent des difficultés de traiter du sujet sémantique de la musique, ceux-ci, face à un échec à expliquer ces phénomènes, proposent d’intégrer une vision ésotérique de la musique qui serait la langue, le Métalangage universel de «l’âme ».
Si la musique parle, elle parle la seule langue universelle qui soit – mis à part les mathématiques –, celle du sentiment, du vécu, en un mot de l’existence humaine.
(Philonenko 2007:7)
Cette vision ethnocentrée de la musique met de côté, de fait, toute communication musicale qui peut exister (et qui existe) entre d’autres espèces que l’homme et qui pourtant n’est témoin d’aucune communication métaphysique mais bien d’un moyen de communication (les sifflements des oiseaux, les percussions des araignées, etc…)
De plus, la musique pour être comprise, dépend très fortement de la culture à laquelle appartient le compositeur, mais surtout l’auditeur. L’écriture de la musique permet, certes de donner des indications sur son harmonie : un accord de 3 sons ayant un sens musical dans son contexte d’exposition, suivit d’un autre, permettant alors de créer une filiation sémantique de la musique, mais il nous est impossible de comprendre ce que signifie réellement cette musique. Or, depuis que l’industrie du cinéma a transformé la musique de film comme produit de consommation, nous avons pu voir y apparaître des mécanismes sémantiques. Qui n’imagine pas l’Empire Galactique lorsque les notes de la Marche Impériale de Star Wars IV : A New Hope (John Williams, 1977) retentissent ? (figure 1). La musique nous transmet grâce à ces notes, une image mentale de ce qu’elle évoque. C’est qu’elle est capable de véhiculer, de façon tout à fait abstraite et méconnue, un sens. Cependant, si nous faisons écouter cette musique à un peuple n’ayant jamais entendu parler de Star Wars, cela ne leur évoquera rien ou autre chose : le côté sémantique de la musique a donc une dimension culturelle, et n’existe pas de façon autonome et universelle.

En ce qui concerne les signes musicaux, la question du sens de ces signes est un grand débat en musicologie. On entendra par signe tout ce qui est utilisé pour signifier la musique. Cela ne prend donc pas en compte que le caractère écrit de la musique, mais aussi les gestes des musiciens. Si l’on ne se concentre que sur l’écrit, c’est-à-dire, mais non restreint à, tout ce qui entre en jeu lorsque l’on doit écrire une partition (ou une tablature, ou tout autre système d’écriture musical…), ce nombre de signe a évolué tout au fil de l’histoire de la musique. Il n’est pas sujet ici de retracer cette histoire, mais c’est au cours du XXe que la musique a gagné en précision grâce à un apport de nouveaux signes important, si ce n’est le plus important de son histoire sur un si bref laps de temps, grâce à l’arrivée de la musique dite « moderne » ou « contemporaine ». Les compositeurs modernes sont en quête perpétuelles de nouveaux concepts et idées qui demandent parfois, pour leur exécution, la création de nouveaux signes afin que chaque musicien exécute le geste aussi précisément que possible.
Nous pourrions alors nous demander quels ajouts, quel confort, quelles facilités, ces signes ont permis de mettre en place dans l’écriture, l’interprétation ou la compréhension des musiques. Si nous considérons le cas théorique suivant, nous pouvons rapidement voir que des ajouts de signes n’améliorent pas, en qualité, la compréhension de la musique :
Plus il y a de signes, plus nous pouvons détailler les actions à entreprendre pour jouer la musique, donc nous pouvons mettre du micro-sens dans chacun des signes utilisés, afin de mieux faire comprendre le sens de la musique aux auditeurs.
Or, il s’avère que l’effet est largement surestimé en comparaison aux apports réels de ces nouveaux signes. Le sens véhiculé par la musique n’est pas plus clair. Il ne semble donc pas efficace de rechercher des explications sémantiques de la musique en utilisant la palette de signes à notre disposition. Ces signes sont, certes, efficaces pour retranscrire la pensée musicale, et rendre compte d’autres phénomènes, mais pour la question du sens narratologique, ils ne semblent pas efficaces. Afin de rendre compte de cette dimension sémantique, il faut donc songer à créer une nouvelle notation. Cette notation devra être en surcouche de la notation scripturale de la musique pour faire apparaître les deux niveaux de sens en musique : le sens musical apparaîtra de façon conventionnelle sur la partition, et le sens narratologique dont il faudra rendre compte.
Développer une sémiotique de la musique : Identifier ce qui fait sens
Afin de développer une notation adéquate pour rendre compte du sens narratologique de la musique, nous devons emprunter des concepts à la linguistique. Il ne s’agira pas ici de trouver des équivalences musicales aux composants de la langue, comme le sujet, le verbe ou l’adjectif ; mais de regarder comment ces composants agissent entre eux, s’influencent et modifient le sens de la phrase en fonction de leurs modalités.
Le domaine de l’énonciation nous permettra de prime abord de comprendre comment les différents niveaux d’énonciation agissent sur une histoire afin de voir à quel niveau la musique agit sur celle-ci. Comme dans tout récit, les œuvres multi médiatiques, telles que le jeu vidéo qui nous intéresse ici, font état de différents niveaux d’énonciation. On peut par exemple retenir le niveau du narrateur, le niveau des personnages et celui du joueur (mais il existe possiblement d’autres niveaux plus subtils). Le narrateur établit un énoncé dans lequel jouent les personnages et sur lequel agissent (ou interagissent) les joueurs. Dans des jeux comme les Final Fantasy, le narrateur n’est pas explicitement établi, puisqu’aucune indication supplémentaire que les paroles des personnages n’apparait à l’écran.
Aucune entité ne déclare que « Djidane se déplace vers le jeune homme pour discuter avec lui » (figure 2). Le joueur assiste en directe à ce déplacement du personnage, et à lui d’en conclure ou d’imaginer cette ligne énonciative du récit. La question de « l’identité » du narrateur reste alors ouverte, pourtant il est bien là et agit sur le récit. Nous verrons que la musique peut être une des identités de ce narrateur, son rôle ne sera cependant pas restreint qu’à la musique mais aussi à tous les autres langages vidéoludiques mis en jeu : le cadrage, le montage, par exemple.

Du côté des personnages, la situation énonciative n’en est pas plus évidente. Le joueur assiste aux péripéties des personnages comme l’on assiste à une pièce de théâtre. Le cadre est clairement défini, et chaque scénette du jeu peut faire penser à une scène d’une pièce de théâtre. L’énonciation est alors rapportée, indirectement aux travers de ces dialogues. Les dialogues sont scriptés et aucune action supplémentaire du joueur n’est requise que celle de passer à la ligne de dialogue suivante. Le seul paramètre variant, pour garder la comparaison avec le théâtre, est celui de la temporalité : le joueur peut décider de suspendre le jeu sur une bulle de dialogue aussi longtemps qu’il en ressent le besoin. En cela, le joueur devient alors lui-même acteur de l’énonciation des personnages, et agit, ainsi, au troisième niveau d’énonciation. Le joueur construit ainsi son récit, en manipulant la dimension temporelle, ce qui peut révéler d’autres aspects et faire surgir d’autres émotions selon son rythme de lecture, et ses choix de mise en scène. Toutes ces questions seront discutées dans la partie « Temps du joueur vs temps du jeu » (à paraître). Pour identifier ce qui fait sens en musique dans les jeux vidéo, il faut observer et analyser comment celle-ci est introduite et agit sur l’immersion active du joueur.
Dès lors qu’un changement d’ambiance sonore survient[6], la situation d’énonciation change, un sens se construit ; puisqu’il s’agit ici de s’interroger sur la pertinence de ce changement. Celui-ci n’est pas dû au hasard, et s’il a d’abord une raison esthétique pour les personnes responsables du placement des musiques[7], il n’en a pas moins une raison sémantique qu’eux-mêmes avaient détectée, très certainement de façon inconsciente. Désormais, en tenant compte de cela, il existe de nouveau plusieurs situations. Nous pouvons passer 1) d’une musique sans thème à une musique avec thème, 2) d’une musique avec thème à une musique sans thème, 3) d’une musique avec thème (a) à une musique avec thème (b). Dès lors que nous avons réussi à déterminer dans quelle situation nous nous trouvons, une partie du sens est déjà construite. L’apparition, la disparition d’un thème ou le relais d’un thème à un autre créé une connexion entre les morceaux entendus, ce qui permet de construire un sens. Mais il reste encore à déterminer le sens de la musique au sein même des morceaux entendus. Et pour cela nous aurons besoin de comprendre les possibilités mises à disposition du compositeur pour faire varier ces thèmes, et donc, leur sens. Notons toutefois que ce qui créé le sens est une réunion de tous les paramètres qui seront mis en jeu.
Dans sa palette d’outils de modalité, le compositeur dispose d’une incroyable liberté pour faire varier le sens de sa musique. Il peut agir sur tous les paramètres : la hauteur (horizontale : mélodie ; verticale : harmonie), le rythme, les nuances, l’instrumentation, la forme… Nous avons vu précédemment que pour qu’une musique puisse porter un sens au fil de la narration, celle-ci doit être présentée comme ce que l’on appellera « un thème », pour être ensuite déclinée et répétée dans les situations narratives qui le requiert. Ce n’est ainsi pas anodin si, au début d’un film, d’un opéra ou d’un jeu vidéo, l’ouverture de ces derniers met en avant un « thème principal » (souvent sobrement appelé le Main Theme dans l’industrie du cinéma et du jeu vidéo)[8]. Cela sera le cas dans les jeux vidéo qui nous intéressent, à quelques exceptions près, dues principalement aux technologies disponibles[9]. Dans Final Fantasy VII, l’ouverture est assurée par une cinématique d’introduction durant laquelle le morceau Opening – Bombing Mission est joué. Dans Final Fantasy VIII, le procédé est le même avec le morceau Liberi Fatali, pour Final Fantasy X ce sera Otherworld, etc… Ces morceaux contiennent, le plus souvent, les thèmes principaux de leur jeu respectif, et ne sont entendus qu’une seule et unique fois tout au long du jeu, ce qui permet de les encrer inconsciemment dans l’esprit du joueur, celui-ci n’ayant à ce stade pas encore conscience ni du scénario, ni que la musique entendue lui a déjà livré beaucoup d’informations sur ce qu’il se passe et se passera à l’écran. Un procédé similaire, et certainement dans l’exemple choisi le plus dense et le plus poussé, existe en musique de film. Dans l’introduction du film Le Seigneur des Anneaux : la communauté de l’anneau (Howard Shore, 2001), l’intrigue nous est présentée à travers une séquence par-dessus laquelle le personnage de Galadriel nous conte en voix off l’histoire de l’anneau. Musicalement, le morceau que l’on entend à ce passage du film, Prologue : One ring to rule them all, nous présente une grande majorité des thèmes musicaux qui seront présents, non pas dans cet unique film, mais dans l’entièreté du triptyque de Peter Jackson. Durant cet unique moment du film, Shore nous présente discrètement et intelligemment toute la richesse de son langage thématique. Ainsi, lorsque la séquence introductive est terminée, le spectateur possède toutes les informations scénaristiques et musicales pour commencer l’histoire : il a déjà entendu au moins une fois, parfois plusieurs, quasiment tous les thèmes qui seront utilisés. Cette préparation intelligente qui lie à la fois scénario et musique, est une antichambre dans laquelle le spectateur a été préparé à entrer dans l’univers de Tolkien. C’est une préparation qui lui permettra de suivre musicalement les 10h57 de films[10]. Le principe est exactement le même dans les Final Fantasy, toute proportion gardée : les introductions sont musicalement moins longues, et l’interactivité du jeu vidéo demande une conception toute autre de la musique.
Si l’on quitte le domaine de l’introduction des jeux vidéo, qui est un cas très spécifique, un thème doit, pour être clairement identifié, apparaître selon différents critères. Le thème doit être évident, c’est-à-dire au premier plan de la composition. La situation dans laquelle il est entendu se doit d’être marquante, ou, selon les cas, en décalage concret avec la situation précédente. En d’autres termes, il doit y avoir une césure dans l’énonciation afin que le thème soit perçu comme important. Bien entendu, l’évidence du thème est une notion relative. Une différence importante – et ce qui explique pourquoi, contrairement aux apparences, le jeu vidéo n’est pas un film – existe avec la façon de penser la musique dans un film et dans un jeu vidéo. En cela, un thème peut ne pas être évident pour toute personne qui joue au jeu. La temporalité flexible, propre au jeu vidéo, fait qu’un thème peut ne pas être entendu. Si le jeu requiert que le joueur passe 15 secondes dans un lieu avant d’en changer et de changer de musique, tandis que le thème du morceau joué est entendu plus de 15 secondes après son début : le joueur n’entendra pas le thème. Ainsi, le joueur perdra du sens, et la musique entendue passera alors sur le plan de l’habillage sonore, et non du vecteur sémantique. Dans un film, aucun risque de perdre de l’information, la musique est synchronisée à l’image et l’expérience est la même pour tous. Les éléments sémantiques de la musique font donc parti du « thème » musical, terme utilisé pour donner un nom générique à une mélodie, un accompagnement, une figure musicale ou tout autre élément construit de la musique ; bien précis(e), avant que l’on puisse lui donner un nom plus proche de son sens. Ainsi, on nommera par exemple « Thème de l’amour » la mélodie qui accompagnera des scènes de sexe, de doute ou de conquête de l’amour, si et seulement si, ce thème se retrouve entendu dans d’autres situations similaires, delta d’éventuelles modalités narratives.
[1] 1 https://www.cnrtl.fr/definition/langage, consulté le 18 juillet 2019
[2] The origins of musicality, Henkjan Honing ; foreword by W. Tecumseh Fitch., Cambridge, MA : MIT Press, 2018
[3] Nous considérons ici que la partition permettant l’exécution d’une œuvre n’est pas un texte accompagnant son exécution, mais est la musique. L’exécution étant le rendu sonore de la partition.
[4] La nuance ici vient du fait que chaque musicien n’a pas la même expérience en musique qu’un autre, rendant le phénomène sémantique encore plus compliqué à démêler.
[5] Philonenko Monique, Musique et Langage, Revue de Métaphysique et de morale, Presses universitaires de France, 2997/2 n°54 pages 205 à 219.
[6] On passe du silence à la musique, de la musique au silence ou d’une musique à une autre
[7] Le plus souvent, c’est le producteur du jeu qui s’occupe de cette tâche : le compositeur livre la commande de musiques mais n’en assure pas le placement. Cette pratique dépend de l’équipe de développement et des ressources disponibles, ou de son mode de fonctionnement. Malheureusement, aucune trace écrite ne peut affirmer quel mode opératoire a été utilisé dans un jeu. Ce mode de fonctionnement est souvent caché par un secret professionnel ou n’a tout simplement pas été référencé ou partagé.
[8] On compte notamment comme ouverture : la cinématique d’introduction du jeu vidéo, l’affichage du titre pour le film. Dans l’Opéra, le terme « ouverture » est souvent utilisé, sinon remplacé par des termes comme « prélude », etc. Ces exemples sont non-exhaustifs.
[9] Il est impossible de faire des cinématiques en FMV (Full Motion Video) sur NES ou Super NES. Mais le jeu n’en est pas moins exempt de petite scénette d’introduction, avant l’affiche du titre par exemple.
[10] En prenant en compte les versions longues de chaque film soit respectivement 3h39, 3h55 et 4h23.
Bibliographie des articles cités
Eero Tarasti, « Semiotics of Classical Music – How Mozart Brahms and Wagner Talk to Us », Paul Cobley and Kalevi Kull, De Gruyter Mouton, 2012
Jean-Jacques Nattiez, « La Narrativisation de la musique », Cahiers de Narratologie [En ligne], 21 | 2011,
mis en ligne le 21 décembre 2011, consulté le 14 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/narratologie/6467 ; DOI : 10.4000/narratologie.6467
Márta Grabócz, « Métamorphoses de l’intrigue musicale (XIXe-XXe siècles) », Cahiers de Narratologie
[En ligne], 21 | 2011, mis en ligne le 03 janvier 2012, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/narratologie/6503 ; DOI : 10.4000/narratologie.6503
Michael Toolan, « La narrativité musicale », Cahiers de Narratologie [En ligne], 21 | 2011, mis en ligne le
20 décembre 2011, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/narratologie/6489 ;
DOI : 10.4000/narratologie.6489
Monique Philonenko, « Musique et Langage », Presses Universitaires de France, « Revue de métaphysique et de morale » 2007/2 n° 54 | pages 205 à 219
Nicolas Marty, « Vers une narratologie naturelle de la musique », Cahiers de Narratologie [En ligne],
21 | 2011, mis en ligne le 20 décembre 2011, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/narratologie/6476 ; DOI : 10.4000/narratologie.6476
Royal S. Brown, « Music and/as Cine-Narrativeor: Ceci n’est pas un leitmotif », A Companion to Narrative Theory, James Phelan and Peter J. Rabinowitz, 2005, Blackwell Publishing